5
Une statue se met à parler ; le juge Ti découvre une famille encore plus déconcertante.
Cette nuit encore, le juge Ti chercha en vain le sommeil. Les algues verdâtres ne passaient pas. Il entama une petite promenade digestive dans les galeries qui entouraient la maison. La nuit était fraîche et vivifiante. Le doux clapotis de l’eau avait quelque chose de reposant. Comme il ne pleuvait pas, il descendit les marches du perron pour faire quelques pas sur les allées sablées traversant le jardin, à l’arrière du bâtiment. Il discernait dans la lumière d’une lune opaque les ombres des arbres majestueux, doucement agités par le vent. L’atmosphère, sur cette île au milieu du lac, était magique. On pouvait croire qu’une femme-renarde ou quelque petit démon velu et cornu allait se glisser entre deux buissons aussi naturellement qu’une belette : sa présence n’aurait pas été incongrue dans cet univers à part, dont les liens avec la réalité triviale avaient été coupés depuis des temps immémoriaux. L’île était un navire louvoyant entre deux mondes. N’était-ce pas le royaume d’une déesse ? Ceux qui l’habitaient n’en étaient-ils pas davantage les gardiens que les propriétaires ? Le juge Ti sentit qu’il aurait pu, lui aussi, se fondre dans l’ambiance particulière du lieu et y laisser s’écouler sa vie à lire de la poésie dans la bibliothèque, entre les estampes anciennes et les œuvres d’art, sans plus se préoccuper de la société des hommes, de ses crimes et de ses misères sans fond. À cet instant, il enviait sincèrement les Tchou et leur placide existence qui se fichait des règles communes aux autres mortels.
Tout à ses pensées, il atteignit les abords d’une pagode au bout du parc, surplombant les roseaux. Elle était à demi cachée par les saules, dont les longues branches effleuraient la face de l’eau. Il entendit alors une voix, sans saisir ce qu’elle disait. Ces sons doux et chantants appartenaient à une femme. En s’approchant, il découvrit, à travers les colonnes rouges du petit édifice, une scène étrange et fascinante. Un homme qui lui tournait le dos se tenait à genoux devant une statue monumentale de la déesse à queue de poisson, dont le revêtement doré scintillait à la lueur d’une lanterne posée sur le sol.
« M’as-tu bien comprise ? » demanda la voix féminine, teintée d’un accent sépulcral.
— Oui, puissante déesse, répondit tout bas la voix du majordome, à l’émotion perceptible. Je t’obéirai en tout point. Pardonne-moi si je t’ai offensée. Je suis ton serviteur très humble et très fidèle.
Et il fit le kao-téou, ainsi qu’il était d’usage au tribunal : trois fois il frappa le sol de son front en signe de soumission absolue. Le juge s’attendit presque à voir bouger les lèvres de la statue lorsque la voix reprit :
« Bien. Puisque tu te montres sage, je vais te récompenser. Tes vœux les plus chers seront exaucés. Vois et reçois ! »
Quelque chose de lumineux, aux reflets jaunes, tomba en tournoyant tout autour de l’adorateur agenouillé. Le juge Ti réprima de justesse un cri de surprise. Une pluie d’or, véritable nuage doré, descendait du ciel comme une bénédiction palpable. Le phénomène se prolongea durant une minute environ. Le juge crut avoir rêvé. Mais le majordome, interdit, se tenait bel et bien au centre d’un dallage parsemé de fines paillettes d’or. La poussière lumineuse brillait sur son vêtement, sur ses cheveux, sur ses mains.
— Merci, merci ! répéta-t-il en frappant de nouveau le sol avec son front.
Puis, sans prendre la peine de ramasser cette manne qui venait de s’ouvrir sur lui, il quitta la pagode, le dos voûté, la tête basse, comme un homme qui vient d’être écrasé par une révélation céleste, sans cesser de murmurer des invocations ou des prières, et disparut entre les arbres, en direction du château.
L’obscurité revint sur la pagode. Le juge Ti demeura quelques instants sans pouvoir faire un geste. On y voyait trop mal pour pouvoir examiner les lieux. Il remit ses recherches au lendemain matin et retourna se coucher, moins disposé que jamais à trouver le sommeil.
À son réveil, il constata que la pluie avait repris son interminable litanie.
— Votre Excellence a-t-elle bien dormi ? demanda Hong Liang en écartant les rideaux du lit.
Le juge Ti s’étonna lui-même d’avoir réussi à s’endormir. La scène à laquelle il avait assisté lui revint à l’esprit. Il se demanda si tout cela avait été autre chose qu’un rêve suscité par la pénible digestion d’un dîner dégoûtant.
Dès qu’il eut englouti sa collation, il s’habilla chaudement, se munit d’une toile cirée et retourna à la pagode. Les allées étaient à présent boueuses. Après avoir pataugé au hasard sous l’averse, il retrouva enfin le joli pavillon, qui, sous la pluie, avait l’air beaucoup plus sinistre que dans la nuit noire.
Une fois à l’intérieur, il vit que la statue, en revanche, était tout aussi grandiose à la lumière du jour. Elle était de dimensions majestueuses. La peinture dorée dont elle était recouverte donnait la parfaite illusion de l’or massif, c’était un très beau travail d’orfèvre. Les yeux étaient incrustés de jade et de pierres précieuses ; les dents, apparentes à travers le sourire de ses lèvres en or rose, étaient taillées dans un ivoire immaculé. Ses cheveux, tombant sur ses seins en poire, étaient liés par un cordon de corail écarlate, et ses mains, aux doigts d’une extrême finesse, s’ouvraient en un signe de bénédiction d’un côté, offrant une sorte de grosse perle argentée de l’autre, symbole de chance et d’aisance. Aucun objet, dans la demeure des Tchou, n’approchait la perfection et l’originalité de cette figure votive. La déesse régnait bien sur l’île et sur le lac. Elle était l’essence, l’axe et la raison d’être de cette famille, de cette maison. A contempler ce mélange de richesse et de sérénité, on avait en effet l’impression que rien de mauvais ne pourrait se produire tant qu’elle veillerait sur le domaine, et que ce dernier disparaîtrait au jour de sa déchéance, puisque rien ne saurait être éternel en ce monde, même les effigies monumentales des déités au sourire céleste.
Le dallage était impeccable. Soit quelqu’un avait pris la peine de balayer très soigneusement la pluie d’or, soit celle-ci n’avait existé que dans l’imagination du rêveur. Pourtant, en examinant avec attention les angles de la pièce, le juge Ti eut la satisfaction de découvrir quelques fines traces de poussière dorée, perdues dans une rainure entre deux dalles. La scène avait donc bien eu lieu. Il s’appuya un moment à la rambarde de la pagode pour regarder le lac, que la pluie criblait d’une infinité de piqûres argentées, le pendant poétique de la pluie d’or.
Que s’était-il passé ? De quoi avait-il été le témoin ? Ses fermes convictions confucéennes, si elles ne le cantonnaient pas dans un pragmatisme étroit, s’accommodaient mal de la vision d’une femme-poisson répandant des bienfaits tangibles sur un admirateur agenouillé. Il examina de plus près la statue. N’était-il pas possible de se glisser à l’intérieur pour lui conférer l’illusion du langage ? Il y avait un interstice entre le fond de la pagode et le dos de l’effigie. Le juge Ti passa la main pour vérifier si elle était creuse ou pleine. Elle était pleine. Mais il sentit que la surface, au lieu d’être polie comme le côté visible, était rayée, rugueuse. Il retira sa main et constata qu’elle était couverte de poussière dorée. À y regarder de plus près, il ne s’agissait pas de poussière dorée… mais bien de poussière d’or !
Malgré la pluie, il quitta la pagode à la recherche d’un outil. Ayant trouvé un bâton fin et solide sur le bord du chemin, il l’introduisit dans l’interstice et frotta le dos de la déesse. De fines particules d’or tombèrent au sol. La tête lui tourna : la couche d’or était bien plus épaisse qu’une simple feuille. La statue n’était pas peinte en or : elle était en or massif ! Il était en présence d’une énorme fortune en forme de statue. Ce seul objet représentait de quoi entretenir une famille princière pendant plus d’un siècle. Ces Tchou étaient bien plus riches qu’il ne l’avait imaginé. En fait, ils étaient plus riches que quiconque dans leur contrée ne s’en doutait ! La bénédiction de la déesse ne semblait pas connaître de limites.
Lorsqu’il fut revenu de son ébahissement, il comprit de quelle manière la pluie d’or avait été conçue. On avait gratté le dos de la statue de la même manière qu’il venait de le faire, mais avec un objet métallique, ce qui avait permis de réunir en peu de temps de quoi opérer ce joli tour de passe-passe. Il avait suffi de jeter petit à petit les paillettes sur le majordome. Le plafond de la pagode était traversé de larges poutres décorées. Un simple système de ficelles pouvait permettre à une seule personne de déclencher le phénomène. Ou bien un enfant, pelotonné sur l’une des poutres, pouvait se livrer à cette farce encore plus aisément.
De deux choses l’une : soit, durant cette nuit bizarre, on s’était joué du majordome en exploitant sa crédulité ; mais dans quel but ? Soit tout cela n’avait été qu’une mise en scène à son usage à lui, magistrat indiscret, pour lui apprendre à fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas. Au demeurant, cette conjecture n’était rien comparée à la découverte que les Tchou étaient assis sur un tas d’or dont ils ne faisaient rien, ou presque. Ils vivaient comme si la mémoire de ce trésor s’était perdue d’une génération à l’autre. Le vieux M. Tchou était-il devenu sénile avant d’avoir pu transmettre le secret ? Les inondations de Tch’ouan-Go étaient décidément une source inépuisable d’interrogations et de phénomènes mystérieux.
Un bruit de course dans la boue attira l’attention de l’enquêteur.
— Votre Excellence va attraper la mort ! cria le sergent Hong en accourant sous la pluie, une ombrelle à la main.
— Ne t’inquiète pas, répondit son maître. J’avais emporté une toile cirée.
— Puis-je faire humblement remarquer à Votre Excellence qu’elle est à demi trempée ? dit le sergent en pénétrant dans la pagode. M. Tchou vous fait demander si vous voulez bien lui faire l’honneur d’un déjeuner en tête à tête. Il vous attend dans sa bibliothèque.
Le juge Ti était fort curieux de voir quels ouvrages avaient été réunis par cette famille en quelques décennies d’oisiveté.
— J’accepte bien volontiers, répondit-il. Ne le faisons pas attendre.
Ils rentrèrent au château, le sergent Hong abritant son maître de son ombrelle, au risque d’être lui-même mouillé.
Bien qu’ayant pris le temps de se changer, le juge Ti pénétra le premier dans la bibliothèque. Livres et rouleaux s’entassaient sur des rayonnages laqués de noir montant jusqu’au plafond. Mais le plus impressionnant était l’abondante collection de calligraphies de maîtres, dont l’amoncellement couvrait deux des quatre murs, de haut jusqu’en bas. Le juge Ti, bien qu’assez peu versé dans cet art sublime, admira quelques poèmes stylisés avec une subtilité exquise, parfois rehaussés d’un oiseau, d’une fleur ou d’une cascade à l’encre noire.
— C’est joli, n’est-ce pas ? dit une voix derrière son dos.
S’il avait pensé que les Tchou vivaient depuis toujours dans la simplicité qu’il leur avait connue ces derniers jours, leur hôte s’était lourdement trompé. M. Tchou était vêtu d’une magnifique robe de soie ocre, rehaussée de fils d’or, qui n’aurait pas déparé une cérémonie d’apparat au temple de la Félicité publique. Il avait voulu faire honneur à son invité, ou l’impressionner. Une certaine exaltation fit supposer au magistrat que ce lampion vivant avait commencé à arroser le déjeuner sans attendre les premiers plats.
Tchou le pria de prendre un siège, se laissa lui-même tomber dans un fauteuil et lui offrit une coupe de vin tiédi. Le juge Ti préféra s’en tenir au thé, mais vit avec déception qu’il n’était pas suivi dans son exemple.
La politesse interdisait à M. Tchou de faire allusion au présent qu’il avait fait porter à son invité, mais elle faisait obligation à ce dernier de le mentionner au bout de quelques phrases pour remercier ou pour refuser. À la façon dont M. Tchou parlait de la pluie et de son beau jardin, le juge devina qu’il était anxieux de connaître la réponse. Il décida de mettre fin à ses interrogations :
— Je vous remercie infiniment pour le cahier de dessins que vous avez eu la bonté de me faire porter, dit-il. C’est une superbe œuvre d’art.
Une phrase du type « Je suis indigne d’un tel présent » aurait exprimé un refus catégorique. Ti ne l’avait pas prononcée. M. Tchou en fut soulagé.
— Cela vous permettra de vous souvenir avec plaisir de votre trop bref passage chez nous, lorsque vous aurez pris votre poste à Pou-Yang, ce qui, avec l’aide du ciel, ne saurait tarder…
— Certes, répondit le juge Ti, qui avait fort bien saisi le message. Jamais je n’oublierai les quelques jours, ou quelques semaines, pendant lesquels j’aurai pu goûter les charmes délicieux de votre délicate hospitalité.
L’expression de M. Tchou se rembrunit. La repartie n’était pas à la hauteur de son investissement. Il se demandait s’il n’avait pas dépensé en vain le capital accumulé par ses ancêtres, ou s’il convenait d’en rajouter une couche.
— Ces estampes sont-elles à votre goût ? demanda-t-il avec une amabilité appuyée. Peut-être préférez-vous les bibelots ?
Le juge Ti se demanda si, par « bibelots », il entendait l’une des coûteuses statuettes en ivoire, l’une des céramiques anciennes, l’un des vases de bronze, l’une des ravissantes peintures qui décoraient chaque pouce de la demeure. Lui suffirait-il de faire son choix, s’il laissait entendre qu’il comptait boucler ses coffres et s’en aller sans plus attendre ? Il eut la certitude qu’on était prêt à faire monter les enchères pour le voir déguerpir, et que le prix de son départ n’importait guère. Il resta évasif.
— Le moindre des objets de votre maison aurait trop d’éclat pour ma propre demeure, répondit-il. Le seul véritable trésor à ma portée…
Son interlocuteur tendit l’oreille.
— … c’est le plaisir de séjourner chez vous.
M. Tchou s’inclina poliment, bien que ces amabilités fussent loin de faire son compte. Il aurait préféré entendre son hôte annoncer son départ, quitte à remplir sa jonque de porcelaines fines. Il y avait donc des choses que les plus grandes richesses ne pouvaient procurer ! Ce magistrat était une plaie. On ne pouvait tout de même pas mettre à la porte un si haut personnage… Cette seule idée le faisait frémir. Il existait dans l’Empire du Milieu un principe impossible à transgresser, malgré le crime, le vol, le mensonge et l’ignominie : c’était le sens des convenances et de la hiérarchie. M. Tchou se demanda combien de temps encore il parviendrait à conserver son calme, à présenter à ce juge des enfers un visage serein de maître de maison chez qui rien de contraire aux lois n’arrivait jamais. Il frappa dans ses mains. Le jardinier et la servante entrèrent, les bras chargés de plats, et remplirent leurs coupes, ce qui permit à M. Tchou de vider d’un trait la sienne, qui n’était effectivement pas la première de la matinée.
C’était l’occasion pour l’enquêteur d’aborder les sujets intéressants.
— Puis-je vous demander d’où votre brillante famille tient sa fortune ? dit-il en découvrant des sortes de mollusques tapis au fond du bol qu’on avait déposé devant lui.
— Eh bien, dit M. Tchou en se resservant à boire, précisément, c’est une fortune de famille.
— Oui ? fit le juge, peu disposé à se contenter de cette formule.
« Tiens, se dit-il. Ce ne sont pas des mollusques. Encore des algues ? De la salade cuite ? » C’était mou et salé au goût.
— Mes ancêtres ont su gérer leur domaine avec sagesse, reprit Tchou. Ils l’ont accru par d’avantageux mariages successifs.
« Sûrement une sorte de navet bouilli avec quelque épice inconnue, pensa le juge Ti en mâchonnant un minuscule carré à la saveur plus surprenante que désagréable. Ou bien des champignons baveux ? »
— Mme Tchou est issue d’une des meilleures familles de la région, certainement ? déclara-t-il sans croire un seul mot de ce qu’il disait.
— En effet ! s’empressa de dire son commensal. Elle est alliée à toute la noblesse de notre localité, comme son infinie distinction l’indique.
Ils n’avaient pas la même idée de la distinction. Le juge Ti était frappé de voir à quel point son interlocuteur restait obstinément à la surface des choses, comme s’il fallait à tout prix éviter d’entrer dans les détails, comme si toute précision sur ce domaine, sur sa lignée, était proscrite. Et puis il buvait comme le dragon aux huit estomacs de la fable. Sa femme n’était plus là pour le freiner. C’en devenait embarrassant. Le juge Ti s’extasia sur la collection de calligraphies.
— Vous pratiquez sans doute vous-même ? demanda-t-il.
— Pas du tout, répondit son hôte. C’était la collection de feu mon grand-père. Moi, je m’intéresse plutôt à la littérature.
Le jardinier arriva tout à coup, essoufflé. Il murmura quelque chose à l’oreille de son maître, qui répondit d’une voix contrariée :
— Envoie Song. Qu’il s’en occupe. C’est de son ressort. Qu’est-ce que j’y peux ?
Une inquiétude passa dans ses yeux. Il sembla se souvenir qu’il n’était pas seul. Après un regard vers le juge Ti, il ajouta sur un ton plus ferme :
— Ne me dérange plus. Va !
Puis, comme si cette interruption l’avait bousculé, il se lança tout à trac dans son sujet de monologue favori. Il se mit à parler de galopades sur les montagnes, au milieu d’une nature féerique et enchanteresse. Ce lyrisme inattendu évoqua vaguement quelque chose au juge Ti, bien qu’il fût dans l’instant incapable de mettre un nom sur sa réminiscence.
Enfin, à l’issue d’une de ces courses effrénées sur des collines imaginaires, le cavalier s’absorba en silence dans sa transe poétique. Au bout de peu de temps, son menton tomba sur sa poitrine : son invité constata qu’il dormait. Sa poitrine exhala un ronflement de plus en plus puissant. Le vin avait eu raison de lui. Le juge Ti, chez qui les quantités équivalentes de thé qu’il avait absorbées produisaient l’effet inverse, le laissa cuver ses libations et se retira sans bruit.
Alors qu’il regagnait ses appartements, il entendit le son d’une conversation polie sur le perron. Il vit de loin le majordome s’incliner. Le bonze du temple de la Félicité publique fit de même et s’éloigna à petits pas dans l’allée. Ti se hâta de le rejoindre.
— Noble Juge ! dit le bonze en se retournant. Voilà au moins une personne dans cette maison qui n’est pas touchée par ces sinistres fièvres !
— Les fièvres ? s’étonna le magistrat.
— Eh bien oui ! J’avais sollicité une entrevue avec maître Tchou, mais on m’a répondu qu’il était alité. Rien de grave, à ce qu’il paraît ? En ces temps d’épidémie, il faut être prudent. J’en serai quitte pour revenir dans quelques jours.
Le juge Ti devina que le bonze était moins inquiet de la santé des Tchou que de la présence chez eux d’un concurrent, vrai motif de sa visite. Il était dévoré de curiosité et tenait absolument à savoir de quoi il retournait, quitte à pousser sa barque jusqu’au domaine autant de fois que nécessaire.
— Certes, M. Tchou est un peu souffrant, répondit le juge. Quand je l’ai quitté, il se reposait de ses peines.
— C’est bien ce que j’avais compris. S’il s’en remet à n’importe quel moine charlatan pour veiller sur son bien-être, je comprends qu’il se porte mal. J’espère qu’il viendra prochainement au temple remercier le Bouddha de sa guérison. Je prierai en ce sens. Dites-le-lui. Le majordome Song n’a pas été très coopératif. Je crains que cette maison ne soit tombée dans des excès de religion peu salutaires.
Le juge Ti était bien d’accord avec lui sur ce point.
Le bonze le salua avec une tristesse exagérée et reprit son chemin vers le portail.
Le juge fut surpris qu’on eût osé mentir à un saint homme. Puis il se dit que Tchou avait deviné sans peine le motif de la visite et n’avait pas voulu s’expliquer sur ses nouvelles orientations religieuses, une attitude parfaitement compréhensible. Les pratiques ascétiques adoptées par la famille s’accommodaient donc du mensonge par personnes interposées. Mauvaise cuisine d’un côté, menteries de l’autre… À choisir, il aurait préféré qu’on lui mente et que les repas soient bons.
Près d’un petit salon aux larges ouvertures donnant sur une cour intérieure plantée d’orchidées, il vit Mme Tchou, plongée dans la contemplation de ses fleurs, dont l’arrangement soigné témoignait d’une grande affection pour ces plantes aussi belles que fragiles. Le juge Ti toussota. Elle pivota doucement pour saluer l’invité :
— Votre Excellence me fera-t-elle l’honneur de partager une tasse de thé parfumé ?
Bien que déjà excité par la théière vidée en compagnie de son mari, le juge Ti saisit au vol cette première occasion d’un tête-à-tête avec la maîtresse de maison. Elle semblait mélancolique, presque absente. Il fut frappé par la propension de cette femme à se montrer différente d’un jour sur l’autre. Son caractère polymorphe n’avait pas de consistance. Elle paraissait à ce moment aussi tranquille, voire éthérée, qu’elle avait pu se montrer commune et exubérante durant les repas.
— Ces fleurs sont magnifiques, dit le magistrat avant de tremper ses lèvres dans sa tasse.
— Elles font ma fierté, répondit Mme Tchou. Leur contemplation me console de tout.
Le juge se dit qu’il s’agissait probablement d’une allusion au penchant de son mari pour les boissons fortes.
— Elles demandent beaucoup d’entretien, je suppose, répondit-il.
— Oh, oui ! Je m’en occupe avec un soin méticuleux.
Elle se pencha pour respirer une fleur particulièrement compliquée, hélas dénuée de toute fragrance, comme la plupart de ses congénères.
— Elle ne sent rien du tout, confirma Mme Tchou avec une pointe de tristesse.
Le juge Ti s’étonna qu’une femme habituée à cultiver les orchidées pût encore s’étonner de leur absence de senteur. Mme Tchou s’approcha d’une autre fleur et posa son nez dessus. Le magistrat eut un geste d’alerte :
— Ne les respirez pas de trop près ! prévint-il. Celle-ci sécrète une substance toxique.
— Vraiment ? dit Mme Tchou en s’écartant de la plante. Je les trouvais jolies, ces petites têtes blanches.
— Je suis féru de médecine, j’ai fait quelques études dans ce domaine ; c’est une passion utile, dans mon métier. Le buisson que vous venez de respirer permet de distiller une potion très efficace contre les maux de cœur. Mais à trop forte dose… cela devient risqué.
Mme Tchou resta pensive.
— La mort dans mon jardin privé, dit-elle. On croirait le vers d’un poème. Quelqu’un n’a-t-il pas écrit sur ce sujet ?
— Les plus belles fleurs sont les plus vénéneuses, répondit le juge Ti pour faire un mot. Je vous recommande de vous laver les mains après avoir touché celle-ci. On ne saurait être trop prudent.
Il avait à présent l’impression de se donner de fâcheux airs de vieillard moralisateur. Mais, aussi, cette jardinière amateur n’y connaissait rien. Avoir chez soi des essences dangereuses et n’en rien savoir !
— La beauté et la mort ne sont-elles pas deux sœurs jumelles ? dit-elle avec détachement.
Elle tenait à la main son couteau à tailler. Le juge Ti remarqua un superbe spécimen tacheté.
— Vous avez très bien réussi la panthère impériale, la félicita-t-il.
— Oui, je crois, répondit Mme Tchou.
Cela dit, elle approcha le couteau et coupa négligemment la plus belle fleur de son jardin pour la placer dans ses cheveux. Le juge haussa le sourcil, éberlué. C’était comme si son mari avait brûlé sous ses yeux le plus bel exemplaire de sa collection de calligraphies ! Son insouciance était miraculeuse ! Encore tout à sa stupéfaction, il s’inclina et s’éloigna.
Deux choses l’avaient frappé : si cette dame aimait autant ses fleurs qu’elle le prétendait, elle n’aurait pas sacrifié la plus rare d’entre elles, la somptueuse et délicate panthère impériale, pour une demi-journée de coquetterie. D’autre part, c’était l’unique tige coupée du massif. Mme Tchou n’avait donc pas l’habitude d’en user ainsi avec ses fleurs. Il fallait qu’un événement grave se fût produit pour modifier le comportement de cette femme au point de lui faire détruire sans y penser ce qui faisait jusque-là son orgueil. Mme Tchou devait être extrêmement perturbée. Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer ce changement ?
Dans une autre aile de la maison, le juge Ti eut l’oreille attirée par des pépiements. Une grande cage en bambou était dressée au milieu d’une assez vaste pièce lumineuse. Mlle Tchou était en train de donner des graines aux oiseaux. Elle s’inclina profondément à son approche.
— Me ferez-vous l’honneur ? dit-elle en désignant une théière qui fumait sur une table basse.
C’était la journée du thé. Il se résigna à le goûter une troisième fois en compagnie de Mlle Tchou. Les sujets de conversation avec une jeune fille de la bonne société n’étaient pas légion.
— Quel âge avez-vous, mon enfant ? demanda-t-il sur un ton de grand aîné bienveillant.
— J’ai seize ans, Noble Juge, répondit-elle en baissant les yeux avec une réserve un peu outrée.
« Elle paraît davantage, songea le juge. Eh bien, voilà une petite fille qu’il faudrait songer à marier bientôt, ou elle se fanera comme les orchidées dans les cheveux de sa mère. »
— Parle-t-on de vos fiançailles ?
— Oh, je ne crois pas, répondit-elle avec de nouveaux déploiements de timidité juvénile censés exprimer une éducation à la sévérité de bon aloi. Mes parents ne parlent pas de ces choses-là. Et je n’ose pas le leur demander.
« La petite rouée », se dit le juge. Une longue pratique des interrogatoires au tribunal lui faisait apprécier en connaisseur l’aplomb avec lequel cette péronnelle cachait son jeu.
— Je vous en prie, dit-il en reposant sa tasse. Continuez de nourrir vos oiseaux. Ne vous dérangez pas pour moi.
— Ils sont tellement gentils, dit la jeune fille. Je suis la seule à m’occuper d’eux. Sans moi, ils mourraient de faim et de tristesse.
Le juge Ti avisa un petit cadavre près de la porte grillagée.
— Apparemment, il leur arrive quand même de mourir, dit-il.
Mlle Tchou alla retirer de la cage le corps sans vie d’une fauvette.
— Je ne sais pas ce qu’ils ont, dit-elle. Depuis quelque temps, ils ne se portent pas bien. Chaque jour, j’en trouve un mort. Ils dépérissent pour une raison inconnue. Je ne sais pas quoi faire. Vous y connaissez-vous en oiseaux ?
— Hélas non, répondit le juge. Les seuls êtres qu’il m’arrive de mettre en cage marchent sur deux pattes et ont beaucoup moins de charme. Vous devriez demander à votre mère. Si elle s’y connaît aussi bien en oisellerie qu’en jardinage, ses efforts devraient faire des merveilles.
Mlle Tchou ne répondit rien. Le juge s’apprêtait à prendre congé : le thé lui donnait des palpitations. Mlle Tchou se leva aussitôt et s’inclina.
Dans le corridor, il faillit se heurter au jardinier et eut la conviction que le jeune homme les avait espionnés. Le malheureux garçon faisait figure d’amoureux transi auquel tout espoir de mariage était refusé. Il était vrai qu’il avait reçu de substantielles compensations. Se pouvait-il que le représentant eût été l’amant de Mlle Tchou, plutôt que celui de sa mère ? Dans ce cas, ce jardinier indiscret faisait un très bon coupable… Le juge Ti rangea l’idée dans un coin de son esprit en se promettant d’étudier ce point ultérieurement.
Ces innombrables tasses de thé commençaient à provoquer chez lui une nervosité qui contredisait l’équilibre mental prôné par Confucius. Il éprouva le besoin d’aller respirer à l’air libre et s’en fut marcher dans le parc. Contemplant la surface de ce lac avec lequel les Tchou entretenaient de si intriguants rapports, il n’aurait été qu’à moitié surpris d’en voir sortir en pleine lumière la sirène aux cheveux dorés. Tout était envisageable dans cet endroit atypique.
Un peu plus loin de la demeure, de grands « piaf » attirèrent son attention sur une petite plage. Il vit le jeune Tchou, armé d’une épuisette, près de bacs flottants où étaient élevées les carpes malingres qu’on leur servait à table.
— Tu t’amuses, mon garçon ? dit-il.
— Oui, Noble Juge.
L’enfant lui expliqua son jeu et l’invita à y participer. Au moins, celui-ci ne lui offrait pas une tasse de thé. Il péchait les poissons à l’épuisette pour ensuite les rejeter à l’eau. Ti s’étonna qu’on le laissât tourmenter ainsi l’élevage au risque de se noyer. Il eut l’impression que personne ne veillait sur ce gamin. D’ordinaire, l’héritier d’une vieille lignée chinoise était au contraire couvé comme le principal trésor de la maison. Il est vrai que cette famille ne veillait guère sur ses trésors.
— Ton grand-père ne joue pas avec toi ? demanda le magistrat en reculant pour n’être pas trop éclaboussé par les efforts enthousiastes du petit pêcheur.
— J’aimerais bien, mais il n’a pas le droit de sortir, cet après-midi. Il doit rester dans sa chambre pour se reposer.
— Ah, oui… dit le juge Ti. Mais il sort quelquefois… quand on lui ouvre la porte.
Il fit à l’enfant un clin d’œil. Celui-ci eut un petit rire.
— Il t’arrive de le libérer, n’est-ce pas ? Tu fais enrager tes parents…
— J’aime bien faire sortir le vieux monsieur, avoua-t-il. Je n’aime pas être tout le temps seul. Mais j’ai promis de ne plus le faire : ils m’ont dit que la prochaine fois je serais battu.
« Voilà au moins une question éclaircie », se dit le juge Ti en ébouriffant les cheveux du garçon. Puis il s’éloigna, parce que les éclaboussures devenaient franchement menaçantes pour sa robe de soie.
Il rentra au château avec lenteur, les mains croisées dans le dos, et dressa mentalement le bilan de son après-midi. Il était étonnant de constater à quel point ce qui était vivant dépérissait. C’était le signe d’un déséquilibre vital : cela pouvait tout à fait indiquer qu’une mort violente s’y était produite. Ces orchidées massacrées, ces oiseaux qui s’éteignaient de langueur les uns après les autres, ces poissons négligés, les enfants livrés à eux-mêmes, les œuvres d’art distribuées au premier venu, la statue en or grattée sans qu’on s’en inquiétât… Qu’est-ce que c’était que cette maison ? Tout allait à vau-l’eau, comme si rien n’avait plus d’importance. Comme si l’espoir était mort. Comme si l’avenir n’existait plus. Ce n’était plus une vie à l’écart du monde : c’était une mort lente et acceptée, une décadence consentie. Nul besoin d’inondation pour saper les fondements de ce domaine. A ce train-là, dans quelques mois, il ne resterait plus que des ruines sur le lac Tchou-An.